Mon cher Jacques,
Dans une de tes lettres, datée Février 1960, tu me disais : « La peinture est un besoin pour moi… J’ai toujours voulu être peintre… Mes influences ? Rembrandt surtout, pour son trait – Goya et Greco. La peinture toute nue… L’Espagne m’a ouvert les portes de la peinture. »
Nous déambulions souvent, la nuit, à travers Paris ; une fois nous avions parlé de la réussite, le lendemain j’avais ce mot qui te dépeignait : « Un peintre a réussi quand il est comme une machine qui roule de toute sa force. Quand il est de plus en plus peintre.» « Ce qui compte, c’est son aventure poussée jusqu’au bout ».
Je ne t’ai connu qu’émerveillé. Tu avais, comme tout le monde, des difficultés, des soucis, mais la peinture t’exaltait. Ce que tu découvrais au cours de tes voyages, dans les musées, les tableaux de ceux que tu aimais, ton propre travail, tu voulais le redire avec plus de force, plus d’amour ; tu avais un besoin intense de communiquer. Tu étais heureux de vivre; devant la toile ou le cuivre tu étais heureux de créer. Transporté. Ebloui. Tu revenais d’Espagne ou d’Italie, où tu as été un nombre incroyable de fois par tous les moyens, dans une sorte d’ivresse. Ton « œuvre espagnole » est d’une puissance qui exprime bien ta passion de cette terre farouche et sombre ; tu l’avais aimée à travers Goya et tu l’as retrouvée presque inchangée ; tu en as fait lever des sortilèges que l’on croyait éteints ; des endroits préservés où ils se cachaient ont surgi des hommes et des femmes au regard de feu, vêtus d’ombre et de rêve, qui sont devenus tes compagnons. Plus tard tu as retrouvé les paysages espagnols dans les Flandres, On pourrait croire, à voir ce que je pense être la partie essentielle de ton œuvre, que tu étais tourmenté, angoissé, assailli de pensées sinistres, mais c’est pourtant bien le contraire.
L’ensemble de toiles, d’aquarelles et de gravures qui est exposé à la Galerie Vendôme représente une œuvre « arrêtée » ; il correspond à la période d’expériences et de recherches qui est celle de tout jeune peintre avant sa maturité. Il doit ête jugé en fonction de cette jeunesse, et aussi de cette passion, de cette insatiable curiosité dont tu étais animé. Pour ceux qui te découvriront il était important de dire cela ; qu’ils sachent aussi qu’à travers son œuvre vivait un garçon dont le sourire, le regard et la voix demeurent en nous avec les témoignages de cette existence que, de tout son cœur, il avait donnée à son art.
Tu aurais pourtant apprécié que l’on voie où en était ton travail. L’intérêt des autres, leur amitié, te réconfortaient ; ceux qui aimaient tes tableaux ou tes eaux-fortes étaient tout de suite tes amis, tu désirais la communication, l’échange. Tu ne cherchais pas à convaincre mais à communier. Il y avait en toi une foi invincible : celle du conquérant, de l’apôtre, du croyant.
J’ai beaucoup de peine à écrire ces lignes au passé. Avec ta disparition tout un pan de notre jeunesse s’est écroulé ; il nous reste ces jalons privilégiés de ta vie que sont tes œuvres et qui, par la force des choses, sont devenus des fragments épars, mais précieux et combien émouvants d’un destin.
Pierre CABANNE, avril 1971
Critique d’Art
23 septembre 1921 – 21 janvier2007